Michel Delage: Au début de l'exposition, vous citez un extrait des mémoires d'Eisenstein qui la place d'emblée sous le signe de la violence.
Ada Ackerman: Oui. Eisenstein est passionné par une image, un art qui affecte le spectateur. Quand on cherche un fil rouge dans son œuvre, il y en a un qui s'impose assez facilement et que lui-même souligne: il va mettre en place des représentations, des images où on mutile et sacrifie des personnes. C'est évidemment un moyen très fort pour toucher viscéralement le spectateur, et aussi pour concilier ce que Eisenstein assigne à son art: une émotion très forte, mais au service d'une idée. Quand on montre des innocents martyrisés, c'est un moyen extrêmement puissant pour susciter l'indignation et favoriser la cohésion d'un groupe autour d'une cause donnée.
La cause en question était le régime soviétique. Sergueï Eisenstein était - on peut le dire - un propagandiste du régime stalinien. Évidemment, il en était conscient. Mais n'était-ce pas secondaire pour lui? Le plus important n'était-ce pas la possibilité d'exercer son art?
Lorsque Eisenstein embrasse les idéaux de la Révolution, il est extrêmement sincère. Il est convaincu de mettre son art au service d'une cause juste qui permette l'édification d'une meilleure société. Ce qui ne signifie pas qu'ensuite il va cautionner le régime dans son ensemble, notamment dans l'établissement de la dictature stalinienne, dont il va lui-même souffrir. Au premier chef avec la censure. En voyant aussi nombre de ses collègues inquiétés, voire arrêtés et exécutés.
En revanche, il est vraiment convaincu qu'avec l'art, et notamment avec le cinéma, qu'il considère être l'art le plus abouti, le plus efficace, on peut transformer le spectateur intérieurement, l'amener à être un meilleur citoyen. C'est aussi cette force de cohésion qui l'intéresse avant tout et cette force collective du cinéma qui permet à différents spectateurs de fusionner en une entité et d'avancer ensemble.
On sait que, du point de vue de l'esthétique du cinéma, Sergueï Eisenstein était un précurseur: il était un maître du montage, du cadrage. Avec l'exposition "L'Oeil extatique", avez-vous voulu mettre en lumière une autre de ses facettes, peut-être moins connue?
Si, d'une part, Eisenstein est convaincu de la cause qu'il défend, il est tout autant convaincu de la nécessité et de la chance qu'il a de faire des expérimentations avec un nouveau médium qu'est le cinéma. Donc, il ne va jamais renoncer à l'expérimentation, parfois au péril de sa vie.
On a voulu éclairer cette grande figure du septième art en montrant à quel point son imagerie si puissante, si géniale, est innervée par l'histoire de l'art qu'il connaît très bien, qu'il maîtrise et qu'il cite, et qui permet d'être revisitée à la lumière de son travail.
Hommage au maître du montage
Pour autant, on ne peut pas faire ce constat et cette démonstration sans rappeler cette puissance initiale des images d'Eisenstein, d'où notre choix d'ouvrir l'exposition par un triptyque d'écrans, qui constitue une sorte de condensé de l'imagerie eisensteinienne à partir de plusieurs extraits de ses différents films. Nous les avons agencé selon des logiques de motifs qui rythment tout son cinéma et aussi de manière à rendre hommage à son montage. C'est un grand montage sur trois écrans, mais comme ces boucles (dont chacune est en soi un montage) ne sont pas synchronisées entre elles, il se crée un montage supplémentaire entre ces trois boucles qui fait ressurgir de nouvelles associations, de nouveaux liens entre les images.
Il considérait le cinéma comme un art englobant tous les autres, permettant de se référer à tous les autres. Est-ce aussi cela que vous avez voulu mettre en évidence?
On considère souvent Eisenstein comme un artiste révolutionnaire, à plusieurs égards. Or, pour lui la révolution n'est pas tant en rupture avec les arts précédents, avec l'héritage du passé, mais en continuité. Il envisage le cinéma comme un développement incroyable, mais des arts précédents. Donc c'est un médium qui permet de pousser à leur extrémité, à leur comble des potentialités expressives qui étaient déjà présentes dans d'autres arts.
En cela, Eisenstein est très proche de cette vision, chère au romantiques, de la synthèse des arts, et qui s'appliquait jusque-là surtout au théâtre. Il va donc la reprendre, aussi dans la lignée de son maître théâtral Vsevolod Meyerhold. Pour lui, non seulement le cinéma comprend tous les arts (musique, décor, peinture, etc.). Surtout, il permet de développer ces arts à un degré jusque-là inégalé.
L'exposition est organisée de manière chronologique, passant en revue les différentes étapes de sa carrière et tous ses films (La Grève, Le Cuirassé Potemkine, La Ligne générale...).
Nous avons effectivement structuré l'exposition autour de ce qui est censé être le plus connu pour le spectateur. Chaque film est conçu comme un univers à part entière avec des logiques formelles spécifiques et des sources particulières. Et pour chaque film nous avons voulu déployer cet éventail de sources, parfois attendues quand il s'agit des contemporains d'Eisenstein, et parfois plus surprenantes.
Dans la mesure du possible, on s'est appuyé sur les documents d'Eisenstein lui-même, puisqu'il a énormément écrit et lu. Comme il adore analyser l'art qui le passionne, il n'hésite pas à mettre en relation ses films avec les modèles qui l'ont inspiré.
"Eisenstein s'inscrit dans la tradition classique de l'histoire de l'art"
En même temps, vous donnez à voir des œuvres qui ne sont pas nécessairement contemporaines d'Eisenstein, c'est-à-dire des tableaux du XIXe siècle voire plus anciens. S'en est-il consciemment inspiré? Ou avez-vous voulu l'inscrire dans un mouvement plus général?
Nous ne nous limitons pas à un exercice de critique de sources. Dans certains cas, on va faire un rapprochement. Par exemple, on montre la séquence de "La Grève", où les ouvriers découvrent le corps de leur camarade qui s'est pendu alors qu'il est injustement accusé de vol. Cette séquence obéit au modèle iconographique de la descente de croix. De manière surprenante pour un film qui traite d'une lutte ouvrière, elle s'inspire d'un registre religieux. Il ne s'agit pas de montrer que Eisenstein s'est inspiré précisément de cette descente de croix de Tintoret, mais qu'il s'inscrit dans une tradition classique de l'histoire de l'art.
Ce qui est passionnant, et qu'on ne connaît pas toujours, c'est que Eisenstein était lui-même un collectionneur (d'art graphique, de dessins...) Il s'est interrogé sur la manière de les exposer dans son appartement. Donc, il est lui-même une sorte de commissaire d'exposition et on s'en est inspiré.
Le contexte politique en France et, plus généralement, dans le monde, est un contexte d'instabilité politique, presque insurrectionnel. Au moment de concevoir votre exposition, étiez-vous conscients des résonances qu'il allait y avoir avec l'époque d'Eisenstein?
Oui, même si on voulait éclairer Eisenstein sous un jour moins connu, au-délà de son rôle d'artiste politique. Là on s'écarte un peu de ce chemin, même si, évidemment, on ne peut jamais dissocier complètement l'esthétique du politique, et inversement. Ces images de soulèvement (notamment dans "Octobre", qu'on restitue dans toute leur monumentalité avec cet espace gigantesque de la grande nef du Centre Pompidou de Metz qui permet de monter jusqu'à 20 mètres sous le plafond), qui n'ont rien perdu de leur force et de leur geste révolutionnaire, on se doute qu'elles peuvent parler à des gens qui s'inscrivent dans des combats.
Sergueï Eisenstein fait partie du patrimoine artistique mondial. Tous les cinéastes, qu'ils le veuillent ou non, se réfèrent à lui. Avez-vous repéré des réalisateurs d'ajourd'hui qui se réclament directement de ce modèle pour refléter des combats politiques?
Quelqu'un comme Sergueï Loznitsa se réfère explicitement à Eisenstein. Jean-Luc Godard le cite régulièrement, encore dans son dernier film "Le Livre d'images", qui contient des extraits. On s'est posé la question pour l'exposition de savoir s'il fallait aborder la postérité d'Eisenstein. Cela aurait sûrement donné lieu à une autre exposition.
On a finalement décidé de ne pas aborder du tout cette question-là. Mais, justement, en montrant Eisenstein tout seul avec ses sources, on voit à quel point son imagerie reste moderne et parle au spectateur d'aujourd'hui. Et je pense que finalement ça se passe de la démonstration de tout son héritage pour qu'on mesure à quel point il reste actuel.
"Un esprit qui se déploie à toute vitesse"
Vous vous êtes personnellement beaucoup consacrée à ce cinéaste. Qu'est-ce qui vous a parlé chez lui?
Il y a plusieurs raisons. J'ai toujours été très sensible à l'art de la caricature, à l'intérêt pour la physionomie, les visages... Eisenstein est, à cet égard, un cinéaste absolument exemplaire avec son obsession pour le "typage" (le visage typique qui ressort par un trait singulier).
Après, ce qui m'a vraiment séduite chez lui, c'est son incroyable jubilation intellectuelle. Finalement, c'est plus le théoricien que l'artiste. Il est doté d'une érudition folle. Ses contemporains estimaient que s'ils en savaient autant que lui, ils deviendraient fous. Les gens venaient d'ailleurs dans sa bibliothèque pour lire, parce qu'ils savaient qu'ils trouveraient-là des ouvrages rares, difficilement trouvables ailleurs.
Il a aussi une capacité d'assimiler tout ce qu'il rencontre. Parfois on lui a reproché d'être un peu inconsistant au niveau théorique... En même temps, cette habileté, cette acrobatie intellectuelle est fascinante. Quand on le lit, on voit un esprit qui se déploie à toute vitesse, et c'est très jouissif, très contagieux dans cette liberté-là. Surtout lorsqu'on connaît le contexte dans lequel il évolue, qui est plus brimant qu'autre chose, voir cette liberté de pensée qui se manifeste dans l'écriture - théorique et autobiographique -, c'est absolument saisissant!
"L'Oeil extatique. Sergueï Eisenstein, cinéaste à la croisée des arts" ass nach bis de 24. Februar am Centre Pompidou zu Metz ze gesinn.